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Ecrivains de la main gauche

28 août 2018

Eclat de rire ouvrier

Eclat de rire ouvrier

 

 

 

 

 

L’histoire qui suit, c’est Louise qui m’a dit de l’écrire, « Maman, en écrivant tu mettras de la distance ça te fera du bien, comme un journal ».

Je l’écoute toujours, ma sérieuse. «Et n’oublie pas pour les passés simples t’es pas obligé, mais c’est mieux »

 

Alors voilà le texte (Elle m’a un peu aidée pour les fautes), je l’ai appelé « éclat de rire ». Et ça m’a fait du bien, elle a toujours raison ma petite fille.

 

 


Eclat de rire

 

L’usine a fermé et les cinquante se sont retrouvés chômeurs. Les syndiqués sont allés aux prud'hommes pour faire valoir nos droits. Bertrand et moi, ça nous a paru un peu bizarre qu’on ait des droits. Pour nous, si il n’y avait plus de commandes, si Relliac le patron ne pouvait plus payer les dettes, si le patron ne pouvait plus payer les ouvriers, alors il n’y avait plus de travail, alors il fallait qu’on aille ailleurs. Mais non, on avait des droits. Et pas qu’un peu qu’ils ont dit aux prud'hommes ! Ils ont dit qu’au pire on recevrait des indemnités au pro rata (en proportion) de l’ancienneté. Bertrand se situait dans la moyenne haute, vingt-cinq ans, et pas un jour d’absence, pas un retard sauf pour les naissances des enfants et encore c’était à cause du chef d’équipe. Vingt-cinq ans quand j’y pense, on était presque devenu franc comtois, en tout cas les enfants !

Nous, on dit dépôt de bilan, eux ils appellent ça cessation de paiement. C’est-à-dire que le patron pouvait plus rien payer. « Lip est définitivement liquidée, donc on a plus de commande, donc on ferme » qu’il a dit le patron Remarque, il est venu dire ça dans sa Mercedes 500. Bertrand ça l’a fait rire mais pas les autres, ils ont trouvé saumâtre. Bon, il y avait un délai de quarante-cinq jours au cas où le patron trouverait l’argent ou qu’un repreneur rachète l’usine mais vu que c’était déjà la deuxième fois, on n’y croyait pas et puis racheter le sous-traitant d’une entreprise en faillite hein ! … Au bout de ce temps, un liquidateur viendrait tout régler, pas un type avec fusil ou mitraillette comme Rod Taylor qu’on avait vu à la TV, non un type qui allait payer les indemnités. Sauf qu’il n’a rien trouvé dans les caisses alors c’est l’assurance des patrons qui a payé parce que les patrons ils ont une assurance, ça on savait pas.  Mon homme, il a reçu vingt quatre mille, enfin je veux dire l’équivalent en francs.

Vingt quatre mille pour nous c’est énorme, du jamais vu, du jamais eu. Les enfants voulaient qu’on partent tous en vacances, « maman, t’as jamais vu la mer », qu’on change les ordi « Un mac ça ne bugue jamais », qu’on claque l’argent « Faîtes vous plaisir pour une fois ». Ils dansaient, ils criaient, ils chantaient, s’amusaient de projets de riches « une BM sinon rien, n’est-ce pas Miss Louise ? » « D’accord, mais rouge, j’y tiens ab so lu ment ! » Leur humeur m’était contagieuse. D’autant plus que Bertrand avait déjà eu un entretien d’embauche avec Aératier, un sous-traitant d’airbus. Ca s’était bien passé et on lui avait même fait espérer un salaire supérieur à celui qu’il touchait à l’usine. On était tout espoir, confiants, euphoriques (comme dit Louise). On avait une vie étriquée, la queue du diable que l’on tirait à longueur de jour de mois et d’année, devait être Marsupilamiesque (Pierre et ses BD) et j’avoue que j’étais tentée par une parenthèse dans notre existence faite d’économies au quotidien et axée sur la réussite des enfants. Oui, j’étais tentée, et cela s’est sûrement vu, mais la grosse voix de Bertrand « je sais Nanou, je t’ai pas fait la vie belle … » Je jure que j’ai eu subitement honte et je lui ai pris la main. La tendresse aussi, c’était jugé un peu superflu, on n’avait pas trop le temps, mais bon vingt quatre mille, c’est pas tous les jours. Bertrand me dévisagea, sourit un peu et s’adressa aux enfants

-       Bon Louise, t’as eu ton concours et t’es sur les rails, dans un an ou deux tu nous feras l’école, mais toi Pierre tu m’as bien dit qu’on te proposait de continuer sur un diplôme d’ingénieur, alors cet argent qui nous tombe, ce sera pour vous accompagner, voilà !»

Les enfants se récrièrent

-       Mais on a les bourses, mais on a une piaule gratos, et pour l’argent de poche, j’ai la Brasserie, le week-end y payent double … 

 

Ce n’est que le soir, en l’absence des enfants, que j’ai pu le faire changer d’avis. Avec mon mari nous sommes de petites gens, nous sommes des gens sérieux et j’avais toujours un peu honte de m’être laissée aller. Alors en faisant la vaisselle, non nous n’avons pas de lave vaisselle, et oui Bertrand tient à y participer à la vaisselle, on a continué la conversation. « Les enfants, pour sûr qu’on va pas les laisser tomber, mais ils veulent un peu d’indépendance exister par eux-mêmes, et puis en cas de coup dur, on sera toujours là, mais bon vingt quatre mille, c’est comme un signe Bertrand, y faut qu’on se lance, c’est maintenant ou jamais, je sais c’est un rêve, mais on aura plus les loyers. » Et c’est ainsi que nous avons décidé de se construire un patrimoine (Louise), de devenir propriétaires. On a fait les comptes tard dans la nuit. Nous avions un peu plus de huit mille d’économie, alors huit mille plus vingt quatre mille, on s’est dit qu’on pouvait acheter un appart en ville. Ici les prix, ce n’est pas comme à Paris, ça reste abordable. Alors dès le lendemain, on s’est procuré « le particulier à particulier » et on s’est planté devant le téléphone. Les jours suivants on a fatigué nos chaussures de visite en visite. Les enfants nous accompagnaient dans les deuxièmes. Pierre était le plus agressif sur les prix et Louise savait très bien prendre son air posé de future enseignante en disant « Bien voilà, on a vu, nous allons réfléchir », ce qui voulait dire « C’est tout réfléchi, c’est Non ». Le soir entre nous, on ne parlait que des avantages, (spacieux, lumineux, ascenseur…) et inconvénients (prix, quartier, bruit …). Finalement, on s’est décidé pour un quatre pièces à quarante sept mille, on l’a réservé, on a signé la promesse, je crois que nous étions inconscients, en tout cas euphoriques.

Comme Bertrand est au chômage les banques ont refusé de prêter alors on a fait la tournée des familles. Mon frère deux mille, ma sœur mille mon père quatre mille et du côté de Bertrand, ils ont fait ce qu’ils ont pu c’est à dire pas grand chose, mais y avait ses copains et y avait mes amies. Bref, on a réuni la somme, on a signé, y avait aussi les frais de notaire mais pas d’agence, puisque de particulier à particulier. Et le Lundi 15 mars (Sainte Louise), on a aménagé. Bien sûr, on a fait une petite fête pour les remercier. Bertrand est un taiseux, trois mots de suite c’est un exploit. Ce jour-là il nous a fait un discours qui n’en finissait pas. On était tellement étonné qu’on l’a écouté comme de la musique. Je n’en ai retenu qu’une phrase. « Au moins on aura acheté un bien dans notre vie. On pourra leur donner ». Eh oui, mon Bertrand, c’est un donneur contrarié. Tout le monde a applaudi.

Le lendemain, il a fallu qu’on revienne sur terre parce qu’on a reçu un sacré coup de bambou sur la tête : la lettre de refus d’engagement de Bertrand par Aératier. Après un moment d’abattement, de découragement qu’on s’est bien entendu caché « on va s’en sortir, ils nous auront pas », on s’est organisé. Moi, je travaillais à mi-temps comme caissière et les jours de livraison je faisais des heures supplémentaires non déclarées. Sans le dire à Bertrand, je me suis mise à faire des ménages payés au noir. N’y connaissant rien et surtout pas les prix et n’ayant pas la patience de comparer, Bertrand ne faisait jamais les courses. Il m’a été alors facile de cacher ces rentrées. Les années ont passé, des années bonheur, oui bonheur. On s’en sortait. Bertrand n’avait pas retrouvé un vrai emploi, la crise l’âge, mais il aidait un copain qui faisait les marchés et comme il sait tout faire, il proposait aussi ses services par petites annonces et le bouche à oreille. C’était presque légal. On s’en sortait. En plus les enfants avaient réussi. On n’en était pas peu fiers. Louise était institutrice enfin je veux dire professeur des écoles, c’est comme ça qu’on dit maintenant. Pierre, sitôt son diplôme d’ingénieur en poche s’était vu proposer un poste. Ils commençaient à gagner et n’avaient plus besoin de nous financièrement, financièrement mais pas affectivement puisqu’ils revenaient souvent, même à l’improviste, réoccuper leurs chambres. On finissait de rembourser tranquillement, les amis d’abord puis frère sœur père. Tous les six mois environ, c’était réunion de famille et les enfants attendaient malicieusement l’expression consacrée que Louise qualifiait de ferroviaire « on commence à voir le bout du tunnel ». C’était des années bonheur. Je crois même qu’ils avaient sérieusement envisagé, les enfants et Bertrand, d’aller m’amener voir ce que je n’ai toujours pas vu, la mer. Je crois qu’en douce ils me préparaient la surprise. Malheureusement, ce n’est pas cette surprise qui m’attendait.

On savait que l’assurance des patrons regrettait d’avoir payé nos indemnités et qu’elle avait attaqué les prud’hommes. Mais nous étions bien trop dans nos affaires pour suivre ces histoires de gros sous (dans les neuf cent mille). En fait nous pensions que cela concernait les assurances et autres organismes comme dans un accident de voiture. Ce n’était pas notre problème. Nous sommes de petites gens. Nous avions appris que le patron avait commis des escroqueries et était accusé de travail dissimulé. C’était pas nous ! Qu’ils se débrouillent ! Ca ne nous regardait pas ou plus. D’ailleurs on n’en parlait pratiquement pas. Nous étions passé à autre chose. Un matin, j’étais encore à la maison, un huissier apporta une lettre officielle. Bien sûr j’ai signé l’accusé mais l’administratif, les lettres officielles, j’ai pas l’habitude. Alors en partant, je la laissais sur la table du salon sans l’ouvrir, je ne m’occupe pas de ces choses, et le soir, j’avais oublié l’épisode. Quand Bertrand rentra, il posa à son habitude sans rien montrer de ses sentiments mais je l’en savais fier, l’enveloppe par lui gagnée pour des travaux de plomberie, et surtout la photo d’une voiture électrique qu’il avait fabriquée à partir de la carrosserie d’une voiturette sans permis récupérée à la casse.  Il s’étonna « c’est quoi ça ? Ca a l’air officiel » J’avouai mon ignorance et allai serrer l’argent de Bertrand dans notre coffre fort, une vieille boite à sucre. Je partis vaquer en cuisine pendant qu’il se changeait et se servait un vin de noix, son caprice du soir en regardant distrait les infos régionales.

J’entendis soudain un éclat de rire, mais un drôle d’éclat de rire. Comment dire, un éclat de rire qui n’avait rien de joyeux. Je me précipitai au salon. Il n’avait pas allumé Soir 3. Il était tout droit, il ne pouvait s’empêcher de rire mais c’était des quintes de rire, des quintes douloureuses. Il s’esclaffait mais ses yeux ne brillaient pas. Je n’oublierai jamais cet éclat de rire tant il faisait mal « Bertrand, qu’est-ce qu’il se passe ? Et lui debout continuait. La lettre était par terre. Il me la montra. Je la ramassai.   La cour de cassation ayant confirmé l’arrêt de la cour d’appel de …  redevable dans les huit jours. Ma vue se brouillait, je n’y comprenais rien, déjà qu’à l’école c’était dur alors le jargon des messieurs de la loi. Je me tournais vers Bertrand qui s’était assis, qui semblait égaré perdu. Je ne l’avais jamais vu comme ça….

 C’était un fils de paysan, de petit paysan, les coups durs il en avait connus et toujours encaissés sans rien dire, sans rien montrer. C’était leurs manières aux Ferrans, jamais un mot inutile. Des paysans à l’ancienne, c’était ça qu’ils étaient, huit vaches, un cochon, quelques brebis, la hantise du véto, un poulailler pour l’épicerie, un potager bien sûr, lever à l’aube coucher crépuscule, repas tourain arrosé de piquette, le vin pour le Dimanche, tout ça pour finir avec cinq cent de retraite. La terre, le causse c’est dur et les jeunes partaient. Alors quand Thomas Génot avait envoyé cette lettre qui disait qu’ici on recrutait, ils n’avaient pas hésité les Ferrans. « Fils vas-y, ça peut pas être plus dur qu’ici et tu gagneras » et ça avait duré 25 ans, un vrai exil mais c’est mieux que la faim et on avait fait notre trou, on avait des amis. C’est là que je l’ai connu, j’avais fait le même chemin, on venait du même village, de la même misère. On se comprenait. Il était droit, honnête, si bon que même si je ne l’avais pas aimé je l’aurais aimé quand même. Il avait fini « conducteur régleur presse » un peu plus que le SMIC. Il était apprécié, pardi jamais une plainte jamais un jour d’absence…

« Bertrand, qu’est-ce qui se passe ? Tu sais bien que j’y comprends rien à leur paperasse ! » Il me prit le papier des mains et de ses gros doigts me souligna  rembourser un trop perçu de18 000« Ca veut dire qu’on leur doit dix-huit mille avant huit jours. » Il se prit la tête entre les mains et j’entendis distinctement « miladiu de miladiu ! Ah ! lès hildéput ! » C’est là que j’ai compris. Le patois et les jurons avaient été proscrits de la maison, à cause des petits pour l’exemple pour la bonne éducation. Alors qu’il s’y laisse aller, c’est que ça devait être grave et sérieux, que ça nous dépassait. Je réalisai soudain l’énormité de la somme. Je me sentis fautive, l’idée de l’appart, c’était moi. J’ai eu comme un vertige, je m’appuyais au chambranle « Diou biban, De qué vòus hèr ? » Il me regarda les yeux durs « Vaï t’en ! Desiha'm en patz ! ». Jamais, je jure, jamais, il ne m’avait parlé sur ce ton.

Je me réfugiai dans la cuisine et à la petite table, je me mis à pleurer, j’avais froid. Il se resservit, ça aussi jamais, puis il téléphona. Longtemps après, enfin je veux dire que ça m’a semblé long, je l’entendis farfouiller dans le buffet.

Il entra en cuisine, posa un verre devant moi, me servit

-       Ils ont négocié pour le remboursement, on pourra le faire à tempérament

Il me posa la main sur l’épaule et me dit dans son grand et bon sourire retrouvé, sourire qui dénonçait sa mauvaise foi affichée

-       Et que je n’entende plus de patois ni de juron dans cette appartement qui est le nôtre pour toujours, milady de miladiou ! » 

 

Je ne pus m’empêcher de l’embrasser … j’avais eu si peur …

Nous rembourserons petit à petit.

Nous sommes des gens fiers. La honte n’est pas pour nous.

 

Mais je n’oublierai jamais l’éclat de rire glaçant de mon Bertrand

 

 

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